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Chaque semaine, dans le cadre de mon travail, j’ai à me rendre à l’institution financière du quartier pour y déposer les sommes reçues la semaine précédente et à chaque fois j’utilise les guichets automatisés pour aller plus vite. Parfois, je vais au comptoir, car les circonstances l’exigent. Or, je me suis retrouvé un jeudi midi à patienter dans une file. Certaines personnes laissaient paraître sur leurs visages des traces d’agacement voire d’impatience. Comme je suis observateur, j’aime capter l’épaisseur des humanités présentes, ce qui les caractérise : leur élan ou leur apathie, ce qui les rend particuliers, mémorables ou désagréables. Mais, ce jour-là, les bénéficiaires de ces comptes n’avaient rien de banal. Bienvenue, me suis-je répété intérieurement, au bal des mal-aimés. Alors que se succédait de manière ininterrompue une faune d’étranges et pittoresques personnages comme venus d’un autre monde — sans doute inventée le jour même par un quelconque prestidigitateur —, j’étais absorbé par la gravité de leur état : celui de la pauvreté. Pauvreté du corps physique certes, mais surtout détresse mentale de celui, celle qui ne parvient plus à être une personne. Je les voyais s’exhiber, marcher péniblement, marmonner tels des esprits égarés, parfois maintenus à l’état larvaire de l’évolution tellement leur humanité blessée semblait, en apparence, affectée, déconstruite.
Nous vivons à l’heure de la performance où le triomphe de l’artifice et du profit dicte sa loi et impose une dictature implacable, et ce, au détriment de la vie elle-même.

Donc, j’étais toujours à attendre mon tour à cette heure achalandée et je vis un homme parmi d’autres, entrer, traînant, souffrant la marche de sa pauvre existence. Il m’est apparu négligé, accablé dans sa chair tant son obésité l’opprimait, lui cassait le dos, le rendait inapte à avancer, l’empêchait d’afficher une certaine dignité. Je finis par croiser son regard ; mais il fut vite détourné au profit d’un geste d’impatience, d’un surcroît d’agonie happé par ce corps trop lourd, désaxé, en proie aux regards indiscrets.

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Puis, ce fut cette personne, une femme cette fois, aux cheveux couleur de feu dont l'attitude affolée cherchait où se poser afin de trouver un peu de réconfort. Mais, non… je la vis beugler en pleine heure de pointe son incompréhension. Elle s’est adressée à moi, n’attendit pas la réponse, chercha un autre interlocuteur, mais en vain. Finalement, elle passa devant tout le monde, interpella le préposé déjà occupé avec un client, finit par s’imposer, puis sans préavis se ravisa pour quitter les lieux. Là encore, que dire du cœur de cette âme esseulée appauvrie par la maladie, le désordre ou la peur ? Et tant d’autres, des personnes attristées comptant le peu d’argent à leur disposition, se demandant quoi acheter, où dormir peut-être, quoi boire, mais aussi comment s’en sortir. Oui, se sortir d’eux-mêmes pour se retrouver neufs devant la vie, la leur, mais cette fois dégagée d’un lourd fardeau : celui d’avoir vécu ainsi. Et puis d’autres, sans dents, des cabochards, des ivrognes… et j’en passe. Ce jour-là, ce fut la rencontre du lépreux, de l’aveugle et du mendiant. Y a-t-il de la place pour ces gens dans notre monde ? Si oui, comment les y faire entrer ? Comment les intégrer aux cycles de la vie, les éloigner du précipice au bord duquel ils déambulent fébrilement du lever au coucher ? Comment les initier à la beauté, aux parfums des fleurs, leur dire que le sourire est toujours possible et qu’ils pourront souffler un peu, ressentir la douceur d’une caresse, s’asseoir pour prendre une bonne tasse de thé en compagnie d’un ami, qu’ils seront regardés, écoutés, touchés ?

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J’ai finalement quitté l'endroit, perplexe, inquiet et peiné, ne sachant quoi faire dans mon quotidien pour apaiser cette souffrance. Nous vivons à l’heure de la performance où le triomphe de l’artifice et du profit dicte sa loi et impose une dictature implacable, et ce, au détriment de la vie elle-même. Et pourtant, même si les pierres vivantes, me suis-je dit, ne sont pas toutes de la même taille, ne se ressemblent guère — leur densité, leur couleur, leur origine diffèrent— elles composent le grand tableau auquel nous ajoutons d’autres pierres vivantes. Et cela est merveilleux! Il nous faut protéger cet héritage. Quand une d’entre elles nous arrive vétuste, endommagée, il faut la retirer du collectif pour la sauvegarder, la soigner. Pour cela, nous faisons appel au maçon, au géologue pour qu’ils puissent connaître son histoire, en apprendre sur sa composition chimique, ses origines, afin de la rétablir dans son intégrité structurelle et temporelle. Contribuer au rétablissement de la dignité humaine est une valeur existentielle et spirituelle supérieure dont nous pouvons être fiers et ce choix est le signe d’une civilisation avancée. Cette option est par conséquent incompatible avec la marchandisation de l’être humain. Même infirme, il est un vecteur de croissance et de vie. Comme la roche, il a une mémoire et une histoire, mais lui seul peut créer la vie, transcender sa nature première et chercher des niveaux de conscience au-delà de la matière. Il est capable d’émerveillement et d’affliction, peut engendrer le sublime, reconnaître sa faiblesse. Sa grandeur est son humanité. Je me range donc à son côté, même claudiquant, et avec lui, je prie Celui qui nous donna la vie.

vol. 119, no 5 • 15 octobre 2014

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