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SUR LA TERRE D'ALLAH, TERRE DE JÉSUS

POÉSIE DU REGARD

Ce matin, la mer nous offre au lever une lumière éthérée, incertaine ne sachant pas si elle doit s’incliner à nouveau vers le sommeil ou resplendir; comme si elle hésite à révéler au grand jour les horreurs de la guerre, témoins impuissants du despotisme et de la barbarie au Proche-Orient. En effet, le jour se lève sur Tartous et avec lui, la souffrance des uns, la détresse des autres ; mais aussi, il se dresse avec des hymnes d’action de grâce pour la beauté de ce pays. Toutefois, cette lumière ne parvient pas à taire en moi les injustices dont le peuple syrien est la proie quotidienne.
Depuis quelques mois, à mon insu, j’entre peu à peu dans le christianisme, mais je ne quitte pas la terre d’Allah. Mes meilleurs amis y sont. Ils sont musulmans et j’aime leur piété et le besoin qu’ils ont de célébrer leur appartenance religieuse.

Aujourd'hui, la mer est sereine tout comme Zaïm dont l’échoppe sur la grève vient d’ouvrir. À proximité, quelques pêcheurs se relayent, transportant des marchandises sur des camions en bordure de la route. Je dois, moi aussi, me mettre en marche. Des amis m’attendent à Kessab au nord du pays. Et je m’y rends à pied, non par manque d’argent, mais bien par nécessité intérieure. Les pèlerins sont respectés ici et je ne crains pas les ennuis. Ces derniers jours passés à Tartous sur la côte méditerranéenne m’interpellent quant au but de mon voyage en Syrie. J’y suis déjà depuis plus d’un an et je ne vois pas le jour où je quitterai cette terre bénie. Les gens y sont si chaleureux et accueillants. Presque tous les soirs, je suis invité à partager leur table et souvent, il y a si peu à manger, mais tant à recevoir d’eux. Cette générosité ne se mesure pas en termes de quantité de mets disposés, mais bien à la profondeur du silence, à la beauté du geste. Ce regard qui nourrit l’esprit et rassasie au contact. Chaque fois, je remercie mon hôte pour son hospitalité, pour les occasions qu’il me donne d’avancer en moi. Cette terre est dévastée certes, mais le cœur des Syriens est si bon, leur foi si grande, leur héritage spirituel et artistique d’une telle richesse! Nonobstant les conflits armés, le radicalisme religieux et les manœuvres politiques douteuses, j’y ai fait des rencontres marquantes au plan humain et spirituel. Voilà, le mot est tombé : spirituel! Ce mot est comme un ami, il ne me lâche plus désormais, m’accompagnant sur les chemins quels que soient mon état, mes humeurs, ma disponibilité. C’est comme la poussière, elle vous colle à la peau, aux pieds. J’ai beau me laver, elle revient, incessante ; le vent la transporte, l’air en est parfois saturé… Cet ami inconnu, je l’ai longtemps cherché aux confins de mon cœur égaré, mais aujourd’hui, il m’habite au point vibrant de mon être et je veux suivre sa voie. Oui, cet ami chante sur cette terre de feu, une mélodie d’amour dont l’élan me bouleverse. Et je me rends à Kessab afin d’orienter ma vie, lui donner une direction et pour vivre avec mes frères musulmans le sens de la prière et de l’élévation, connaître leur sagesse ancestrale, m’initier à leur soif de Dieu.

En chemin, je rencontre Mahdi, un jeune libanais dans la trentaine, étudiant au doctorat en archéologie. Il poursuit des fouilles à Palmyre dans le désert syrien et entreprend également des études bibliques à Jérusalem. Sans attendre, je monte à bord de sa voiture et nous voilà en direction de Kessab, 148 kilomètres plus au nord. Le voyage se fait dans la bonne humeur. À l’heure du lunch, nous nous arrêtons en bordure de la mer. Là, sur un rocher, nous partageons pain, bière et dattes. Il m’invite à rendre grâce à Dieu pour la frugalité du repas. Je suis touché par la qualité de sa prière, son intensité, sa légèreté. C’est dans cette présence respectueuse et pleine d’amour qu’il me parle de Jésus, de sa foi chrétienne, des pères de l’Église, des grandes traditions religieuses au Proche-Orient, etc. Je le laisse parler sans oser l’interrompre. De lui, filtre une assurance tempérée, une clarté d’esprit et surtout une paix intérieure. Issu d’une famille arabo-musulmane dévote, il me raconte que son cheminement spirituel n’a pas été de tout repos. Confronté très tôt à l’incompréhension des siens, il lui a fallu prier pour sa conversion et pour mériter leur respect. Une longue démarche identitaire parsemée d’embûches que lui et son père ont fini par surmonter. Mon père a finalement compris, me dit-il, que sa foi en Allah et la mienne en la personne de Jésus-Christ n’étaient pas si opposées au final ; que l’amour était le centre de tout et que de me voir heureux, moi son fils, l’emplissait d’allégresse. La grâce de Dieu, soutient Mahdi, est pure gratuité, elle n’arbore pas les couleurs du pouvoir, ne s’assoie pas avec les manipulateurs de consciences et les forbans de l’amour ; non elle est si grande et si magnifique qu’elle s’incline en de multiples langues et s’offre à tous peu importe le contenu de notre bourse, l’appartenance confessionnelle ou la vacuité de notre vie. Elle existe pour unir, caresser, afin d’inciter l’être humain à bénir son prochain, à s’incarner en être de lumière, à coexister dans l’harmonie, non l’un contre l’autre, mais bien ensemble dans un même projet pour l’humanité. Et ce Jésus de Galilée, poursuit-il, me parle au cœur et c’est lui que je veux suivre.

En fin d’après-midi, il me dépose à Kessab chez des amis me souhaitant la paix afin que je poursuive mon pèlerinage dans l’espérance et la joie. À mon arrivée, je suis accueilli dans la maison de Rakeem. Il est potier et sa femme enseigne le chant. Ils ont quatre enfants. Que de sourires dans cette famille et ce, malgré les menaces terroristes présentes dans le pays. Pendant la soirée tout en partageant un plat de kebbeh, fait à partir de riz et de viande, Rakeen me laisse entendre qu’il est tout de même inquiet. Si la guerre devait prendre de l’ampleur, devrions-nous nous réfugier en Turquie, au Liban, voire même en Israël ? Sans attendre ma réponse, la famille ouvre son cœur à la prière. De celle qui touche l’âme, celle que je ne pourrai jamais oublier. Et il en sera ainsi pour les prochains mois. Le plus surprenant dans cette histoire est que j’étais venu ici pour m’approcher de l’islam et c’est Jésus qui m’attendait au détour de la route. Depuis quelques mois, à mon insu, j’entre peu à peu dans le christianisme, mais je ne quitte pas la terre d’Allah. Mes meilleurs amis y sont. Ils sont musulmans et j’aime leur piété et le besoin qu’ils ont de célébrer leur appartenance religieuse. Quant à moi, plus j’approfondis mon engagement en Jésus, fils de Dieu, plus, je me sens habité par la compassion, le don de soi, le goût de servir ma communauté, d’œuvrer à la fraternité et de proposer le dialogue, car me semble-t-il, l’amour n’a pas d’autres horizons que ceux-là.

vol. 120, no 1 • 15 janvier 2015

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