PAROLES DE FRANÇOIS ET CLAIRE
SUR LES PAS DE FRANÇOIS D’ASSISE
MICHEL RONDEAU
Récit poétique d'un pèlerinage à Assise et dans le chapelet des sanctuaires franciscains. « Marcher avec François, c'est un peu recomposer en soi, cette mouvance par laquelle l'Évangile met au défi d'emprunter les parcours sinueux de la condition humaine ». Nous sommes témoins d'une « rencontre bien concrète de la géographie et de la spiritualité ».
Reprendre aujourd’hui le chemin de François d’Assise, s’inviter en ses terres, c’est en quelque sorte participer au lent processus dans lequel il engagea irrémédiablement son époque et la nôtre aussi.
LE VEILLEUR
L’Orme de François d’Assise, il faggio di Francesco, m’est apparu, à flancs de montagne, dans l’ombre d’un sous-bois paisible du nord du Latium. Au pèlerin, à celui qui a quitté le lac de Piediluco dopo collazione, qui a gravi l’abrupte sentier forestier qui mène au bourg médiéval de Labro, et puis qui s’est investi dans l’interminable ascension jusqu’à Rivodutri, l’arbre patriarche se révèle tel le souffle discret d’un esprit, juste avant la vêprée. Il est le Bienveillant, témoin séculaire des épopées tranquilles de la forêt. Au voyageur qui a peiné jusqu’à son domaine et qui prend le temps de déposer ses pénates sous ses augustes ramures, il chuchotera parfois la rumeur du lieu : gardien de la geste immémoriale des saisons, il lui racontera la légende du Pauvre d’Assise, le plus cher de ses paladins, qu’il a enveloppé un jour de sa canopée alors que déferlaient les hordes rugissantes de l’orage.
C’était, croit-on, en l’an 1224. Ou un peu avant ? Ou un peu après ? Mais en céans, déjà, son règne s’imposait et l’onde de son feuillage rappelait le lien qui unit toute chose et qui, aussi, renvoie à toute chose. La chaleur apaisante du cosmos flotte encore ici, dans ce royaume oublié des Césars, en marge de la frénésie du monde. La bénédiction humble et reconnaissante du saint en baigne toujours l’atmosphère.
EN PAYS FRANCISCAIN
C’est que nous sommes ici en plein pays franciscain. Un pays familier des menores qui l’ont foulé du zèle de leurs premiers pas. Du sanctuaire de La Verna à la vallée de Rieti, de par les crêtes et les vallons des Apennins, les chemins tortueux du cuor verde d’Italia racontent encore le sourire du plus grand poète d’Ombrie et de ses compagnons. En les parcourant aujourd’hui, en y trainant à notre tour notre « Frère âne » [1] à soi, on se prend facilement à imaginer le fil de ces sentiers comme un espace fluide, théâtre de leurs premières palabres, de leurs doutes inévitables et de leurs tergiversations toutes humaines. Un chemin que François embrassa du regard lorsqu’il se retourna plein de tristesse pour contempler une dernière fois le Mont Alverne : « Adieu ! Rocher saillant, nous ne nous reverrons plus. » [2] Espace aussi de leurs aventures de familiarité avec le Christ dans les yeux du lépreux ou de quelque chevalier déchu; aventures de réconciliation avec le loup, les oiseaux et les puissants de l’époque. Mais espace, surtout, des prières, des gestes d’amitié et des longs silences de la petite troupe des origines. Avec Dante, on les devine marchant l’un derrière l’autre afin que le silence domine sur le bavardage futile (Dante, L’enfer, chant 23).
On croirait que le projet franciscain s’est concocté à même le chemin et en vue du chemin. Dans le bouillonnement des pas et des enjambées, la quête de François et de ses compagnons s’est tout à la fois formulée et disséminée et, ce faisant, a permis alors à l’Évangile de s’affranchir des scléroses médiévales et de l’écrin confortable des monastères pour infuser tout le quotidien. Proximité révolutionnaire au monde réel, sur lequel d’ailleurs les fresques de Giotto di Bondone dans la basilique d’Assise ouvrent des fenêtres ensoleillées. Reprendre aujourd’hui le chemin de François d’Assise, s’inviter en ses terres, c’est en quelque sorte participer au lent processus dans lequel il engagea irrémédiablement son époque et la nôtre aussi. Marcher avec lui, c’est un peu recomposer en soi, cette mouvance par laquelle l’Évangile met au défi d’emprunter les parcours sinueux de la condition humaine.
UN CHAPELET DE RELAIS
Les sanctuaires franciscains, fréquentés depuis le Moyen Âge par les multitudes, escales incontournables des ruées touristiques modernes forment un chapelet de relais ponctuels. En les reliant par le pas, dans l’expérience même de la marche, l’histoire du Poverello donne le sentiment d’être relue dans son intégralité et avec toute son amplitude, du premier au dernier chapitre. En plus de l’arrivée à une destination, du recueillement dans un lieu saint ou de l’admiration d’un paysage depuis un belvédère, il y a là l’aventure d’un trajet. L’expérience originelle, celle du lieu vibrant de sens où l’on arrive enfin, ne demeure-t-elle pas après tout celle des premiers pas et ne s’inscrit-elle pas d’abord dans l’enfilade de tous les pas qui suivirent. Arriver à Assise à pied, apercevoir enfin, au détour du Mont Subasio, la basilique de St-François et le Sacro convento dans toute leur blancheur, voilà qui suscite une émotion qui procède de la progressive appropriation du territoire par tous les sens et par le corps tout entier. Rencontre bien concrète de la géographie et la spiritualité où on en vient à comprendre, comme disait Péguy, « ce que c’est que faire 1km, ce que ça demande de jarret.» [3] Et, voulant alors rester humble après pareil exercice, on tentera de dissimuler, avouons-le, un sourire furtif en croisant les cars de touristes aux portes placardées d’une enseigne « McDrive » et qui se dirigent vers la même destination que soi.
La modernité s’est employée à construire des routes, disait quelque part Sylvain Tesson, lui-même marcheur invétéré. Elle les veut toujours plus rapides et efficaces, mesurant leur succès à leur capacité de comprimer l’espace et le temps compris entre le lieu du départ et le lieu d’arrivée. Le chemin, quant à lui, procède de la logique inverse : il valorise le processus, l’ici et maintenant de chaque étape. Volonté d’affranchissement qui explique sans doute l’engouement actuel pour la marche et le slow travel, la vogue pour Compostelle. Plus discret, comme celui qui l’a inspiré, le Cammino di Francesco puise certainement aux mêmes aspirations. Les pèlerins qu’on y rencontre, croyants et surtout non-croyants, témoignent de leur désir authentique et parfois même subversif, d’ouvrir une parenthèse bienfaisante dans leur vie pour s’extirper du tourbillon de l’oubli de soi dans lequel ils se sentent embourbés. Mais au gré de leur progression, c’est à l’actualité rafraichissante du maitre spirituel de la simplicité, de la joie, de l’attention à l’autre et du souci pour la création dont ils font l’incontournable et inspirante rencontre.
Notes
[1] C’est ainsi, dit-on, que François appelait son propre corps.
[2] O. Englebert, La vie de Saint François d’Assise. Albin Michel 1998. p. 323
[3] Référence sur la marche, on lira avec bonheur les réflexions rassemblées par Frédéric Gros dans Petite bibliothèque du marcheur, Flammarion, 2011.