
L’ESPÉRANCE À L’OMBRE DE L’APOCALYPSE
JEAN-CLAUDE RAVET
L’espérance n’est pas à l’usage de qui préfère la fuite ou s’accommode des maîtres et de leurs faveurs. Espérer, c’est, en effet, faire entendre un oui sonore à la vie, en dépit de ses laideurs qui la défigurent.

L’auteur, essayiste, rédacteur en chef de la Revue Relations (2005-2019), a publié Le désert et l’oasis. Essais de résistance (Nota Bene, 2016), La nuit et l’aube. Résistances spirituelles à la destruction du monde (Nota Bene, 2024).
Vers la fin du premier siècle, les premières communautés chrétiennes faisaient face aux persécutions de masse de l’Empire romain : arrestations, tortures, exécutions. La peur, le découragement, l’angoisse, le désespoir, le reniement, et au fond, le douloureux sentiment de s’être trompé de voie, assaillaient les disciples de Jésus. Celui qu’ils suivaient, Dieu ne l’avait-il pas élevé au rang divin de Seigneur de l’histoire, « afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur terre et aux enfers » (Ph 2,10) ?
C’est alors qu’au milieu de l’oppression, une voix se lève, celle de Jean, saisi par le Souffle de Dieu, le Jour du Seigneur, sur l’île de Patmos. Il a vu en vision, et sa vision parle. Il la partage aux Églises, aidant à vivre et à résister, comme le pain rompu et partagé. Les paroles qu’il fait entendre consolent, insufflent force, apaisent et, ultimement, soulèvent la louange au milieu de la désolation. Ce qu’elles font, c’est dévoiler, interpréter la Bonne Nouvelle de Dieu aux contemporains de Jean, en l’actualisant, en la confrontant au temps présent.
L’ÉTINCELLE DE L’ESPÉRANCE
La révélation – en grec, apocalypse – de Jean à Patmos attise ce feu que Jésus est venu apporter sur Terre et qu’il brûlait d’allumer (Lc 12,49); et qui le sera avec le bois de la croix, alors que les ennemis de la Bonne Nouvelle qu’il annonçait aux pauvres étaient certains d’y avoir mis un terme, d’en être à jamais les vainqueurs. C’est de ce feu embrasé au moment précis où on pensait l’avoir pour de bon éteint que Jean fait la mémoire, alors que l’Empire tente à nouveau d’utiliser sa méthode répressive.
Comme au temps de Jésus, qui en a manifesté la teneur par ses gestes, ses attitudes, ses mots, sa vie entière et donnée, la Bonne Nouvelle aux pauvres est toujours pour les maîtres du temps une très mauvaise nouvelle qu’il faut taire à tout prix, au prix du musellement, de la marginalisation, des geôles, du sang. Au prix de la croix sur laquelle a été cloué Jésus. En plus de le faire taire, les maîtres du temps voulaient montrer par là ce qu’il en coûte à qui serait tenté de le suivre, de faire le bien comme lui, en osant remettre en cause les structures de pouvoir, le péché structurel.
Emporté par le souffle de Dieu, embrasé par le feu qui ne consume pas mais purifie le regard, en le mettant au service de la vie, Jean témoigne de ce qu’il a vu en se tournant vers cette croix, au coeur de la foi. Et sa vision est bouleversante comme l’Évangile. Et en même temps étincelles d’espérance. C’est que Dieu en Jésus est cloué sur la croix. Il n’y a plus d’échappatoire. Dieu ne couvre plus de son ombre le mal, l’injustice, la misère, il ne s’en détourne pas non plus. Il les subit avec les torturés, les exploités, les écrasés du monde.
Solidarité divine et humaine. Kénose, évidement, dépouillement et impuissance de Dieu. Jean dit en ses mots ce que dit l’Évangile : Dieu assume la vie de Jésus en sa totalité, jusque dans sa mort abjecte – contre le jugement implacable des pouvoirs politiques et religieux qui l’avaient déclaré maudit par Dieu et puni par la justice impériale. La résurrection est la décision implacable de Dieu à l’encontre de ce jugement des maîtres du monde et de la religion, inconcevable autant pour eux que pour ceux et celles qui leur sont soumis, abusés par leur pouvoir et leur propagande.
C’est ce que voit Jean dans la figure de « l’agneau égorgé comme debout » (Ap 5,6). Regard qui libère de la peur. Dieu est dans la faiblesse humaine, et lui-même fragile, à la merci du mal. Or, c’est dans cette fragilité partagée que réside sa puissance de vie. Fragiles, nous sommes engagés dans l’aventure humaine, qui est aussi celle de Dieu. Étincelles d’espérance !

ESPÉRER CONTRE TOUT ESPOIR
Du silence de Dieu, dans l’effroi du mal et le cri humain, un murmure ténu s’est fait entendre, qui a la puissance d’une trompette céleste poussant à persévérer sur le chemin des Béatitudes et le combat pour la justice, avec les mêmes armes de la bonté, du bien, du service, du partage, de la compassion, de l’amour, du don de soi dont se servit Jésus. Car ce sont aussi ceux de Dieu. Cela a valeur de vie, que rien ni personne ne peut ravir. Pas même la seigneurie des puissances du mal, de l’injustice, du malheur. Et Jean le voit, comme si le temps déjà sortait de ses gongs : « C’est alors qu’un ange… cria d’une voix forte : Elle est tombée Babylone la grande… parce les marchands de la terre se sont enrichis de la démesure de son luxe… ils étaient les grands de la terre… et leur cargaison : les esclaves et la marchandise humaine… Chez elle on a trouvé le sang de tous ceux qui ont été égorgés sur la terre » (Ap 18,1-24). Dans ses mots et ses images, il dit à ses compagnons et compagnes dans l’oppression et la résistance en Jésus : « Tenez ferme, sans crainte, debout au milieu de la tourmente. »
L’Apocalypse est le livre de « l’espérance, contre tout espoir » (Rm 4,18) en une issue qui ne nécessiterait pas un acte de résistance de notre part, un acte d’amour à la vie et au monde. L’espérance n’est pas à l’usage de qui préfère la fuite ou s’accommode des maîtres et de leurs faveurs. Espérer, c’est, en effet, faire entendre un oui sonore à la vie, en dépit de ses laideurs qui la défigurent, quand tout autour de soi tend à faire plier l’échine devant la fatalité, par peur, menace, découragement ou désespoir.
L’espérance est de ces mots qui ont goût de vie et de raison de vivre. Elle est expression de la beauté de la vie, quand tout semble la faire perdre de vue, comme l’oasis au milieu du désert, comme l’évoquent les derniers mots de l’Apocalypse : « Que celui qui a soif s’approche, que l’être de désir recueille l’eau de la vie gratuitement » (22,15). Oui, elle est ce « frémissement en soi d’un désir de vie plus têtu que la réalité » (Catherine Chalier). Qui nous fait tenir le cap, contre vents et marées. Comme cet « homme qui marche dans la nuit sans guide mais en pensant sans cesse à la direction qu’il veut suivre » (Simone Weil).