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ENJEUX DU CROIRE ET LIBERTÉ DE RELIGION

Pour Raymond Lemieux, l’acte de croire est fondamental dans l’expérience humaine. Nous y sommes confrontés au quotidien puisque l’inconnu est toujours à notre porte. Confrontés à cette inconnue, cette altérité, nous nous devons de penser et dire l’Autre,  pour lui accorder une place dans la communauté humaine, tout en partageant cette croyance avec d’autres pour faire  « une expérience reconnaissable du monde ». Pour lui, cette confrontation à ce qu’il nomme l’Autre est créatrice et les définitions qu’on lui donne doivent rester ouvertes.
RAYMOND LEMIEUX

Professeur émérite de sociologie de la religion et d’histoire du christianisme à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval. Prix Communication et sociétés (2001) pour le livre Le catholicisme québécois, en collaboration avec Jean-Paul Montminy. Intérêts de recherches actuels : la religion dans la globalisation, les religiosités séculières, l’étude du religieux contemporain, rites et identité.

L’être humain est tout naturellement croyant. Qu’est-ce que cela veut dire ? Nous savons que nous allons mourir. Quotidiennement, nous sommes confrontés à nos limites. Nous ne pouvons donc continuer de vivre qu’en affrontant l’inconnu, l’avenir, l’illimité, l’Autre. Nous inventons alors de toutes pièces – à moins de les recevoir d’une tradition – des croyances qui sont autant de représentations plus ou moins floues de cette altérité qui nous appelle. Croire est inhérent à l’humain : c’est prendre le risque de vivre, miser sur l’altérité comme lieu possible d’un mieux-être, d’un progrès. C’est donner motif et consistance à son désir de vivre.

L’ACTE DE CROIRE EST FONDAMENTAL

Des actes de croire plus ou moins importants structurent notre vie, de la naissance à la mort, dans les situations extrêmes comme dans le quotidien. Le simple échange de paroles dans une conversation implique de croire nos interlocuteurs, de leur faire crédit d’être entendus, comme nous nous attendons qu’ils le fassent à notre égard. Nous savons pourtant d’expérience que le malentendu est fréquent. Nous passons une bonne partie de notre vie à vérifier que nous sommes bien compris et bien reconnus dans notre singularité. Être reconnu dans sa vérité, reconnaître la vérité des autres, voilà donc l’enjeu du croire, au cœur de la condition humaine.

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Penser l’Autre, ou plus concrètement tenter de dire l’Autre, est dès lors à la source même de notre créativité. Alors que, par définition, l’Autre échappe au langage, il s’agit de le faire venir (in-venire : inventer) dans ce qui constitue la communauté humaine, ici et maintenant. Et il faut pour cela le réélire sans cesse, parce que les mots restent toujours insatisfaisants et que chaque représentation qu’on lui donne s’avère à l’usage (qui plus est à l’usure) impuissante à en rendre compte. Jamais satisfait, le croyant doit en conséquence « aller de commencements en commencements par des commencements qui n’ont jamais de fin » [1]. Comme un sportif de haut niveau ou un chanteur rock en quête d’un son inédit : il lui arrive alors de faire éclater les limites, de « casser la baraque ».

 

[1] Grégoire de Nysse, La colombe et la ténèbre, extraits des homélies sur Le Cantique des cantiques, Paris, Cerf, 2009.

PARTAGER UNE EXPÉRIENCE RECONNAISSABLE DU MONDE

Évidemment, cela dérange l’ordre établi. Aussi la vie en société a-t-elle besoin de contrôler le croire. Les civilisations chrétienne ou musulmane, chinoise ou aztèque, « primitives » ou « développées », peu importe, s’en chargent. Elles en proposent des configurations éprouvées, adaptées à de grands ensembles de populations, permettant ainsi le partage d’une certaine expérience reconnaissable du monde. Elles encadrent les actions de leurs citoyens de façon à ce qu’ils négocient au mieux les problèmes posés par l’étrangeté du monde. Leur enjeu est de favoriser le mieux vivre. Mais en même temps elles restreignent forcément les capacités créatrices de l’humain : elles en acceptent ou refusent les risques selon leurs coûts et bénéfices appréhendés.

« Si la capacité de croire est inhérente à la condition humaine, la liberté de religion lui est aussi nécessaire que l’air à respirer : quand elle est brimée, c’est la condition humaine qui est menacée. »
IMPORTANCE DE LA LIBERTÉ DE RELIGION

Si la capacité de croire est inhérente à la condition humaine, la liberté de religion lui est aussi nécessaire que l’air à respirer : quand elle est brimée, c’est la condition humaine qui est menacée. Certes, personne n’a jamais pu empêcher quiconque de penser l’Autre comme il croit que cela est juste, même par la persécution, mais il existe plusieurs façons de brimer la liberté de religion. Elles consistent toutes, en gros, à assigner l’Autre à résidence en contrôlant ses représentations.

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On peut dire par exemple : nous possédons la vérité, hors de nous point de salut. La chrétienté n’a pas échappé à cette perversion quand les nations s’en réclamant ont entrepris de s’enrichir aux dépens de ceux qu’elle rejetait dans la barbarie. Plus une formation religieuse détient un pouvoir de contrôle sur une collectivité, croyante ou incroyante, peu importe, plus il lui devient difficile de discerner sa mission spirituelle des intérêts mondains qui l’agitent. Cette évidence devient plus claire depuis que les critiques fusent à l’égard du rôle civilisateur de la chrétienté qui, trop souvent aveugle, a rendu la croix complice du fusil des envahisseurs, notamment dans les génocides amérindiens. Les attentats à la liberté de religion venant de l’intérieur des religions sont parmi les plus dévastateurs. Pour elles-mêmes d’abord : ils corrompent leur raison d’être, leur capacité de porter leur regard sur l’Autre.

NE PAS ASSIGNER L’AUTRE À RÉSIDENCE

Le déni de l’Autre peut aussi venir de l’extérieur bien sûr. Combien d’« incroyants » contemporains, imbus de leurs certitudes et de leur rectitude « scientifiques », voient dans les croyants des primitifs incultes ou, au mieux, naïfs. Eux aussi assignent l’Autre à résidence. En fait, toute culture‒savoir, représentation du monde, organisation sociale qui se prétend capable de satisfaire les quêtes des humains ne peut qu’opprimer leur liberté. Et c’est bien ce qui se passe quand les logiques marchandes transforment tout produit du désir en objet de consommation. Elles prétendent donner accès à tous les plaisirs, et par là même abolir le sacrifice ; de fait, elles sacrifient la liberté qui consiste à refuser de se soumettre aux impulsions du moment pour cultiver un espace propre à la vérité de l’être.

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Tant que la liberté accepte sa finitude, elle s’avère une gaie compagne : elle permet de trouver des voies d’unité dans la division, de chercher du sublime dans l’expérience des limites, d’aspirer à la création dans les tensions de la vie. Bref, elle anime le dépassement auquel chacun aspire. Son exercice est un art. Comme dans une danse autour d’un feu, elle invite à en célébrer la chaleur bienfaisante mais il faut veiller à ne pas en être consumé. La liberté de religion consiste à permettre à l’Autre d’entrer dans la maison humaine (l’œcoumène, l’espace habitable). Elle entretient le feu créateur au cœur de l’humain, pour éviter qu’il ne s’asphyxie dans l’enfer des choses. Elle dérange les certitudes, celles des croyances et des incroyances coulées dans le béton. C’est pourquoi sans doute elle est sans cesse menacée, de l’intérieur comme de l’extérieur des religions, partout où, plutôt que de faire confiance en l’altérité, on prétend garantir l’ordre établi du sens pour en contrôler les quêtes.

« Tant que la liberté accepte sa finitude, elle s’avère une gaie compagne : elle permet de trouver des voies d’unité dans la division, de chercher du sublime dans l’expérience des limites, d’aspirer à la création dans les tensions de la vie. »

vol. 122, no 3 • Octobre 2017

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