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DES REGARDS QUI CRÉENT DES MURS

LES MURS QUE L'ON CONSTRUIT

Nos sociétés humaines érigent des murs, abattent des ponts. Nous sommes dans un monde qui fait peur. Dans cette morosité, on cherche des coupables, écrit monsieur Girard. Cette recherche crée exclusion et rejet. L’auteur nous invite à résister à nos angoisses. Il cite l’exemple de François d’Assise et de Jésus qui, dans le dépouillement, ont construit des ponts, « qui ont le pouvoir », écrit l’auteur, « de nous donner un avenir ».  
Est-ce une utopie de vouloir travailler à créer un monde plus harmonieux ?

En vivant désormais dans un monde virtuel où les informations nous submergent de toutes parts, tant les vraies que les fausses, les sérieuses que les superficielles, ne nous sentons-nous pas envahis d’un sentiment durable que le monde est plus mal en point que jamais ?

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Il y a bien matière à acquiescer. Regardons juste à côté de chez nous. Comment comprendre qu’un peuple libre, fier et puissant, ait été jusqu’à élire un être caricatural, à la suite d’une campagne d’injures, de faussetés répétées, suscitant haine et violence tournées vers des minorités ? N’est-ce pas la plus grande démocratie qui a donné un tel résultat ?

Le monde dans lequel nous vivons a changé considérablement. Les politiques néolibérales ont permis la fluidité des échanges internationaux et la concurrence souvent déloyale lorsque les salaires de pays en émergence permettent des coûts de production outrageusement bas. L’ouverture des marchés y contribuant, nos usines locales ferment une à une, victimes de la délocalisation au profit d’actionnaires toujours plus avides et amoraux. Les grandes entreprises qui subsistent font la réingénierie de leurs processus, comptant de plus sur les sous-traitants et leurs emplois précaires. L’austérité ajoute une couche à la morosité. Prédire l’appauvrissement progressif de nos classes ouvrière et moyenne est devenu un truisme.

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Ce phénomène est encore plus virulent dans les pays vulnérables où les migrations deviennent inévitables. Les crises internes augmentent cette frénésie des mouvements de population, les civils étant de plus en plus coincés entre les feux croisés des belligérants de tous côtés. Même les changements climatiques se mettent de la partie en rendant encore plus à risque les populations appauvries. La seule possibilité de survie, d’espérer un avenir pour ses enfants, revient à tout quitter pour tenter l’impossible. Ils sont des dizaines de millions à faire ce choix et rien n’indique que cela ira en diminuant, au contraire.

Devant les angoisses que suscitent toutes ces turbulences, les peurs qu’engendre la désespérance, nous sommes là à chercher des coupables. L’Occident, tant chrétien que laïque, pointe l’Islam. La gauche houspille la droite et son capitalisme sauvage. La droite dénigre la gauche et son idéalisme sectaire. L’individualisme gagne le mouvement féministe, ce qui met en rogne les grandes figures des victoires acquises pour l’ensemble. L’émergence d’un courant masculiniste qui dénonce l’oppression féministe s’ajoute au trouble sociétal.

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Exclusions et rejets sont monnaie courante, que ce soit au sein de nos milieux naturels ou communautaires, dans nos appartenances citoyennes ou religieuses. De tous les côtés on se lance des anathèmes. Et le mot « déportation » est désormais une tendance chez notre voisin du sud, ce qui n’est pas sans rappeler quelques souvenirs amers de « solutions » infâmes. Rien n’y fait, l’étranger, l’autre, le différent prend le rôle du mauvais objet, du bouc-émissaire.

Les catholiques n’échappent pas à cette vague. Après la polarisation gauche-droite, on voit plus récemment un déchirement entre les « culturels » ou « politiques » qualifiés d’« identitaires » par ceux qui se considèrent plus « spirituels ». Le pape lui-même n’arrive plus à susciter et encore moins à imposer l’unité. Il subit la fronde de ses opposants au grand jour. Mais il demeure fidèle à ses convictions : « Il est vrai que nous connaissons une crise économique, une crise culturelle, une crise de la foi, mais au fond, c’est la personne humaine qui est en danger ». (1)

Au travers de cette polarisation multidirectionnelle, nous voyons se lever des porte-voix qui semblent « dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas ». C’est le retour du populisme de masse. Ils attisent les passions des couches sociales qui ont le sentiment que tout le monde les a abandonnées. Le cynisme est devenu une religion qui permet à des Rambo nouveau genre d’obtenir une visibilité et une crédibilité impensables après notre Révolution tranquille, car l’intelligence, la réflexion, l’analyse des situations et des causes deviennent suspectes.

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La politique de la division est la nouvelle norme des politiciens qui ne vont plus proposer un projet de société rassembleur, se contentant de mesures partielles s’adressant à des publics de plus en plus morcelés, calculant que l’addition de ces petits groupes séduits par des promesses personnalisées suffira à leur donner le pouvoir. La scission entre les dirigeants et le peuple devient plus étanche. De chaque côté, on se met à agir pour ses propres intérêts. La loi ne parvient plus à réaliser son objet : favoriser les comportements qui contribuent au bien commun.

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Les murs de béton érigés par certains États ne sont que des symptômes du besoin de séparer, repousser, éloigner. Les causes sont complexes : rigidités psychologiques, marginalisation, inégalités, pauvreté, ignorance, sexisme, racisme, peur, intimidation, etc. Nous en venons à confondre notre groupe d’appartenance, notre culture, notre nation avec l’idée du bien et à voir le mal dans l’autre. Nous sommes dans notre bon droit : nous subissons l’injustice. Ceux qui sont pointés du doigt comme les responsables de notre sort, même si souvent ils le subissent autant que nous, sont offerts à la vindicte populaire. Nous voyons naître des groupes comme Pegida ou La Meute qui canalisent ces sentiments et qui se présentent comme des refuges pour les citoyens anxieux de perdre leurs droits, leur tradition, leur mode de vie. Nous finissons par croire que notre voie de salut est dans un « nous » fantasmé contre un « eux » amalgamé.

Ceux et celles qui croient encore en un monde inclusif sont traités de crédules. Pourtant, ne désirent-ils pas uniquement une chose : vivre, travailler et bâtir ensemble dans le respect des différences? Est-ce une utopie de vouloir travailler à créer un monde plus harmonieux ?
 
Le pape François a dit : « Pendant les crises, de larges pans de la population cherchent un sauveur pour retrouver leur identité et se défendre, avec des murs et des barbelés, des autres peuples qui pourraient voler notre identité ». (2) Au contraire, dit-il, « Une personne qui veut construire des murs et non des ponts n’est pas chrétienne ». (3)

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Me vient à l’esprit l’exemple de François d’Assise. Avec ses frères, il se rend à Rome pour présenter au pape Innocent III leur projet de vie. Le contraste est saisissant : ces jeunes gens dépouillés de tout, pieds nus, vêtus de haillons, face à la richesse et à la grandeur de Rome. Devant un tel témoignage, le pape lui-même vient s’agenouiller devant le pauvre d’Assise. Un autre exemple se passe en Égypte, lors de la cinquième croisade. Prêt au martyre, François traverse les lignes ennemies pour aller invectiver le Sultan. Or, « l’ennemi » l’accueille avec courtoisie et en prend soin. Il prend même plaisir au dialogue interreligieux. Cette expérience conduit François à s’opposer résolument à toute violence et à promouvoir l’amour des ennemis. Il comprend que le règne de Dieu progresse par le simple témoignage de la vie évangélique.

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Plutôt que de jeter le blâme continuellement sur des coupables réels ou fictifs, une réaction plus équilibrée consisterait à nous demander en quoi l’autre, différent d’opinion, de genre, d’origine, de religion peut aussi contribuer à la construction d’un monde plus juste et de nous en faire un allié, mieux, un ami. Un tel changement n’est-il pas l’équivalent de faire tomber ses cataractes ?

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Jésus a eu le courage de se tenir debout devant l’adversité, sans hargne ni rejet. S’il a varlopé les pharisiens, ce n’était que pour mieux les interpeller sur leur sens déviant de la justice. Plus que jamais, nous devons demeurer en dialogue, démontrer de l’ouverture, nous faire artisans de la concorde en rejoignant cette part de l’humanité qui y croit encore. Toutes les divisions ne mèneront jamais qu’à de nouveaux clivages. Il n’y a que les efforts sincères pour bâtir des ponts qui ont le pouvoir de nous donner un avenir. Le premier pas à faire est en direction de notre prochain. Le regard que nous portons sur lui déterminera si nous sommes en voie de construire un pont ou un mur.

vol. 122, no 1 • 15 mars 2017

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