NOËL SUR LES RUINES
JEAN-CLAUDE RAVET[1]
Dans les lieux dévastés jaillit la joie de Noël, mêlée aux pleurs et au sang,
célébrant l’espérance en actes contre tout espoir, semences de vie en pleines ruines.
Chant des anges au sein de la nuit noire.
[1] Note : L’auteur a été membre du Centre justice et foi de 1999 à 2024, dont 15 ans comme rédacteur en chef de Relations. Il a publié Le désert et l’oasis. Essais de résistance (2016) et La nuit et l’aube. Résistances spirituelles à la destruction du monde (2024), aux éd. Nota Bene.
Les récits des évangiles de Matthieu et de Luc sont élaborés de telle sorte qu’un fil couleur sang unit étroitement la naissance de Jésus à sa mort violente, de même qu’en arrière-fond, ils évoquent la dureté de la vie du peuple et le climat de répression en Palestine sous le joug d’une double domination, romaine et hérodienne. Chez Luc, c’est le recensement qui joue ce rôle, avec à la clé le prélèvement d’impôts qui entraînait l’endettement des paysans, les forçant à la servitude; chez Matthieu, c’est l’évocation du massacre des saints Innocents et de la fuite en Égypte faisant mémoire de la répression des Hébreux ouvrant le livre de l’Exode. Or, à l’approche de Noël, les crèches miniatures déposées sous les sapins, avec les figurines de Marie et de Joseph entourant pieusement l’enfant-Jésus posé dans une mangeoire, avec peut-être aussi, à leurs côtés, l’âne et le bœuf, les bergers et leurs moutons, des anges et l’étoile, nous habituent paradoxalement à une Nativité aseptisée.
LA CRÈCHE DE GRECCIO
C’était pourtant le goût de l’Évangile que François d’Assise affectionnait tant qui l’avait poussé en son temps a créé pour la première fois une crèche vivante, à l’occasion de la messe de Noël de 1223, à Greccio – initiative à l’origine de la tradition des crèches de Noël, maintenant huit fois centenaire. Par l’amour de Dieu, crucifié en Jésus, qui l’animait et l’avait conduit à vivre, avec ses compagnons, pauvre parmi les pauvres, comme Jésus, il avait senti le besoin, arrivé au soir de sa vie, presque aveugle, de vivre cette fête au plus près du premier Noël, et ce humblement dans une grotte, hors de l’église où on fêtait en grande pompe. C’est ainsi qu’il demanda qu’on aménagea en crèche une grotte dans les environs de Greccio, un petit hameau niché à flanc de montagne : on y déposerait du foin et une mangeoire, et on y logerait un bœuf et un âne. Il voulait par là, rendre manifeste comment, en plein dénuement, Jésus « naquit pour nous en chemin et fut posé dans une mangeoire, car il n’y avait pas de place à l’auberge », comme il l’écrit dans un psaume (composé à partir du Ps 15 de la Bible), destiné à être chanté aux vêpres de la Nativité.
C’est ainsi qu’il célébra avec ses frères mineurs et les habitants du hameau, portant des torches pour enluminer la nuit, l’Incarnation de Dieu dans la condition humaine, y faisant entendre des chants de joie et de louange à la création. La joie de la présence de Christ vivant dans le monde ne pouvait être mieux signifiée qu’en ce lieu dépouillé, faisant mémoire de la vie de Jésus aux côtés des dépossédés, et ce jusque dans sa mort. Elle ne pouvait l’être aussi que de cette manière, à la limite sacrilège à l’égard d’une Église pontifiante, se sentant davantage chez elle dans les palais des rois.
LE DIEU DE LA PROMESSE
François, en diacre, proclama l’Évangile et prononça l’homélie. Paysans, artisans et bergers y découvraient une Bonne Nouvelle qui s’adressait directement à eux, à leur hauteur, à leur humanité, à leur quotidienneté, à la façon des paraboles de Jésus. La mangeoire vide, au-dessus de laquelle l’autel était dressé, était là pour signifier la présence sensible du Christ dans notre monde, comme dans le pain eucharistique, nous invitant urgemment à le rendre visible, par nos actes, nos paroles, notre manière de vivre, lui vivant parmi les vivants, redonnant vie et dignité aux méprisés, aux avilis, aux non-personnes (1 Co 1, 26-28), parmi lesquels Dieu avait fait sa demeure. Pas étonnant qu’on y ait vu, en vision, François prendre un enfant gisant dans la mangeoire comme mort, et qui reprit vit dans ses bras. La grotte de Greccio était devenue celle de Bethléem, et la mangeoire vide, le signe du Crucifié ressuscité. L’Aujourd’hui de l’Évangile est bien le lieu de la Présence qui guérit et donne vie aux milieux de la désolation, de la misère, de l’oppression (Lc 4, 18-19).
Le Dieu de la promesse, du Règne de Dieu qui vient, c’est sur les ruines, au milieu de la dévastation du monde et des vies aveulies, esseulées et souffrantes qu’il pose sa tente, Jésus montrant ce chemin d’humanité, dès les premiers jours de son existence. En signe d’appel à consoler, à soigner, à partager, à combattre pour la justice, à résister au mal, à aimer. Sa naissance est à l’image de sa vie donnée. Il a banni de chez lui le joug, le doigt menaçant et la parole blessante, donné sa vie pour l’affamé et rassasié le gosier de l’humilié, c’est pourquoi la lumière resplendit dans les ténèbres, comme à Noël, sur ceux qui habitent l’ombre de la mort. Il rebâtit sur les ruines, relève des fondations : il s’appelle Réparateur de brèches, restaurateur de demeures en ruine, de sentiers pour habiter (Is 58,9-10.12).
MAIS UN MURMURE SURGIT
Dans les lieux dévastés jaillit la joie de Noël, mêlée aux pleurs et au sang, célébrant l’espérance en actes contre tout espoir, semences de vie en pleines ruines. Chant des anges au sein de la nuit noire. Comme au jour de Pâques devant la croix nue. Cris lumineux dans le désespoir trônant sur les décombres et la malédiction. « Où est-il, le messie attendu ? » ironisent les maîtres du temps au regard froid, fanfaronnant devant le réel implacable, dont ils croient détenir la clé des possibles. « La victoire est nôtre, les ruines sont là pour rester, et grossissent comme notre règne ; réfugiez-vous dans l’au-delà, si le cœur vous en dit, ça nous est égal, mais laissez-nous l’ici-bas en territoire conquis. Tenez-vous-le pour dit. »
Silence. Puis, un murmure ténu surgit d’une crèche délabrée. Qui a des oreilles pour entendre entende et des yeux pour voir voie. Une multitude invisible et inaudible se tient debout, comme l’Agneau égorgé de l’Apocalypse, agit en conformité à la promesse tenue, construit sur les ruines, sème des jardins, partage le pain et la parole, brise les chaînes, désamorce les mines, vit en prenant soin de la vie, où qu’elle soit, quelle qu’elle soit, témoin de sa dignité, de sa beauté, de la bonté, lutte contre le mal avec les armes du bien et la force de l’amour, sans ajouter à la haine, mais met en œuvre les béatitudes, en veillant, en chacun d’eux, en chacune d’elles, sur Dieu fragile et faible.