Sylvain Alexandre Lacas dont la plume poétique rejoint le coeur à tout coup, nous dévoile la figure d'un témoin immense, Frédéric Jansoone, franciscain venu restaurer la présence de l'Ordre Franciscain au Québec en 1888. Habité par le feu dévorant de la Parole qu'il a diffusée pendant 12 ans en Terre Sainte, il a marché toutes les campagnes de la Mauricie et de Lanaudière pour transmettre une Parole de lumière, de guérison, de paix.
Frédéric Janssoone
Photo : Wikipédia
Nous sommes reconnaissants à l'auteur et à la direction de la revue Missions Franciscaines de nous permettre de publier ici le même texte paru dans la revue dans le numéro de décembre 2014.
Sandales aux pieds, le corps alerte même si celui-ci laissait paraître une constitution fragile, le Père Frédéric Janssoone, franciscain marchait le regard posé sur l’horizon. Son corps avait été sculpté pour cela, son esprit aussi. Marcher, non seulement était-ce pour lui un moyen simple et efficace de se déplacer, mais surtout, il lui permettait d’asseoir ses pensées dans le mouvement de son corps. En effet, la marche a cette capacité de centrer l’attention, de lui donner une direction, et ce faisant, elle actionne habiletés intellectuelles et dispositions spirituelles. Plus, elle accroît le souffle créateur, suscite l’harmonie de l’esprit, fait du marcheur un être de profondeur. Frédéric Janssoone était de cette pâte ; un homme en constante présence de Dieu ; un homme dont la soif du Très-Haut était insatiable, permanente, vivifiante. Cette force, cette connexion, lui venait de la terre, celle-là même, compacte, ouvragée, humide foulée sous ses pieds. Celle dont la nature lui permettait de rester en équilibre, de marcher et de poursuivre son chemin. Pour un cultivateur, la terre demeure le centre de sa vie. D’elle, il aura refuge, nourriture, protection. Pour Frédéric, elle était sa compagne de route, le lieu des confidences, sa gardienne, lui permettant à pied de passer d’un village à l’autre afin d’offrir une parole consolatrice, de quoi manger, une prière, un sacrement, une présence, toujours la même, celle de l’homme pacifié par la réalité de Dieu.
Je ne parle pas ici d’une marche ordinaire. Il était un infatigable bourlingueur. Cette énergie lui était naturelle, offerte pour parcourir les consciences, toucher, attendrir, renseigner, aimer. À la manière de François d’Assise, Frédéric poussait ses marches à la limite des ses forces afin de provoquer… la rencontre. À l’image de ces marieuses originales dans nos villages d’autrefois dont la tâche était d’unir de belles âmes sensibles, Frédéric assurait aux personnes qu’il touchait ce lien subtil jusqu’à Dieu. Il était porteur d’une Parole et de la présence du Christ. Son commerce différait certes de ces femmes ou de ce Pierre Bernardone, marchand de textiles à Assise au début du 13e siècle ; mais à l’instar du Poverello, il avait une marchandise inestimable à proposer ; un commerce noble, passionnant dont le produit est indissoluble, immensurable, renouvelable : le Verbe incarné. À celui-ci, il associait volontiers une terre incarnée : la terre de Jésus. Frédéric fit des pieds et des mains pour livrer sur cette Terre Sainte son message d’amour et pour le faire comprendre. Il a marché partout, sillonné les campagnes afin d’apporter cette vérité du Christ vivant. Il ne pouvait s’arrêter, la mission lui semblait urgente, de première importance. Nul moment de repos ou pour se nourrir ou dormir ; et encore, sur le sol afin d’être au plus près de la terre de Dieu. Il lui fallait prêcher sans relâche de sorte que tous et toutes puissent saisir la grandeur de cet amour. Si vous marchez sur la route 138 entre Trois-Rivières et Berthier, puis Joliette, Sainte-Élisabeth, St-Jacques-de-Montcalm, dites-vous que le Père Frédéric aussi a emprunté ces chemins. Que retrouve-t-on entre Bethléem et Jérusalem ? La joie du Christ certes dans le cœur des pèlerins, mais également les empreintes de Frédéric enfouies dans la terre, le sable et la roche. Ces chemins, il les a parcourus à pied, courus, afin de poursuivre sa mission : faire connaître la Terre Sainte, soutenir les communautés chrétiennes locales, soulager la misère des populations persécutées sans égard à leurs origines ethniques, leurs confessions religieuses, leur appartenance communautaire. Il a marché comme Jésus sur la voie de la paix et de l’amour pour que haine raciale, tensions quotidiennes, conflits territoriaux puissent s’atténuer, se tarir au profit de la bonne entente et du respect mutuel. Il a construit et élevé des temples, mais plus que la pierre, c’est l’édifice intérieur dont il se souciait le plus, l’architecture de l’âme, sa perméabilité à la présence de Dieu. Tel a été l’homme Frédéric et le frère et l’ami. En Terre Sainte, peu se souviennent de son passage ; en fait, celui-ci ne fut qu’un intervalle parmi d’autres dans cette grande histoire. Douze années d’un labeur constant et exigeant au service du frère Jésus et de son peuple. Un peuple dont la personnalité arborait plusieurs visages, chantait, écrivait comme autant de pierres d’angle supportant la poutre centrale d’une maison. Frédéric leur a proposé de mettre en commun leurs richesses collectives comme leurs différences. Rien n’a été facile, mais le matin comme le soir des sourires apparaissaient aux fenêtres, la prière fusait entre les interstices, filait dehors pour annoncer la paix. Celle-ci tendue sur un fil de soie entre le cœur des hommes se nourrissait de leurs rêves, de leurs espérances, du pain comme du vin, de la souffrance même. Cette paix à découvrir, il l’a construite avec eux de ses mains, avec ses pieds, ne mesurant pas les efforts consentis. Seulement, la force de son amour pour marcher et vivre toujours plus intensément.
À Trois-Rivières, il a aussi laissé dans la terre des preuves de son passage : le commissariat de Terre Sainte, le Sanctuaire Notre-Dame-du-Cap… mais le plus important, comme l’affirmait St-Exupéry dans son Petit Prince, c’est la part invisible de son travail, là où réside la fleur cachée du désert, l’acte inachevé, mais combien grandiose. Comment révéler tout cela ? L’œuvre est si considérable! Il faut d’abord retrouver les semences. Elles ont jadis pris racine dans son monde – fin 19e siècle, début 20e– et elles ont essaimé comme le vent, pénétrant dans le cœur des êtres et elles se sont exprimées là où on ne les attendait pas. N’est-ce pas un miracle de savoir qu’elles se communiquent toujours aujourd’hui selon des chemins d’évangélisation divers et parfois inusités ? Maintenant, des femmes et des hommes se réclament de lui, reconnaissent son nom, le prient, lui témoignent un amour grandissant, viennent le visiter à la Chapelle Saint-Antoine à Trois-Rivières. Il est bien, vous savez, il dort dans un lit de pierre couché sur la terre de Dieu. Il a été béatifié, il sera canonisé, c’est une question de temps. À cette hauteur de la foi, le temps importe peu, seul l’amour compte. Frédéric Janssoone fut de la trempe des géants, mais aussi des petits. Il faut être ainsi fait pour contempler la vie dans tous ces états comme l’affirmait Christian Bobin en parlant du très bas. Frédéric aimait s’y retrouver visage contre terre. À ce niveau de conscience, nous pouvons nous immiscer dans son secret et comme lui, croître avec le soleil, la lune et les étoiles.