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Pour lui, il n’y avait rien de plus triste à voir que ce mur. « Le mur de la honte » martelaient quotidiennement les aînés du quartier. Pourquoi l’avait-on construit ? Les réponses différaient, les motifs aussi. Mais, pour lui, au-delà de cette barrière, il y percevait une incapacité à communiquer; et il devait s’y rendre afin de s’approcher de la source du mal. Comprendre, certes; mais cela, il pouvait à l’écart en saisir toute la gravité. Non, il devait y être et sur place constater l’ampleur de la cicatrice. À l’instar des Palestiniens, il lui fallait de l’intérieur éprouver la cassure, sentir cette vilaine fracture accrochée à leurs cœurs.
La terre est porteuse de ce que les hommes veulent bien lui offrir affirmait Ibrahim.

Ce mur de protection, érigé par les autorités israéliennes sur des kilomètres de distance, est une plaie ouverte sur le visage de la Terre Sainte. Et le Pape François en posant sa main contre ce symbole de division et de souffrance a souhaité exprimer simplement sa solidarité envers ce peuple et toutes les personnes dont l’existence est aujourd’hui écrouée, verrouillée dans sa quête d’identité. Par sa conduite, il a réitéré la valeur de l’amour sur la mort. Un geste inattendu, mais d’une grande portée. Et pourtant, il était seul debout, la tête inclinée, le cœur dans la prière, le bras tendu vers l’obstacle, comme s’il s’agissait d’une personne malade. Sa main invitait au silence, proposait une accalmie, exhortait sans heurts au retrait pacifique : une caresse sur le front durci de la peur.

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Pour les populations chrétiennes locales, cette délicatesse de l’Église leur accordait comme un surcroît d’oxygène, une raison d’espérer qu’un jour tout cela sera du passé. Une action anodine en apparence, mais dont la dynamique salvatrice extirpe littéralement l’homme de l’isolement et réaffirme avec éclat sa grandeur aux yeux de Dieu. Chaque doigt posé par le Saint-Père réactualisait avec limpidité, comme autant de paroles évangéliques inscrites dans la matière, le sens profond de la liberté liée à l’amour. Il n’y avait rien de plus vrai que cette main saisissant l’instant présent, s’appropriant le symbole afin de le transformer en perspective de vie. Oui, ce mur est condamné, ses jours sont désormais comptés et rien ne pourra arrêter le cours de son anéantissement. 


Les festivités approchent ! Rassurez-vous, il y aura le jour d’après et les familles divisées pourront revenir avec leurs enfants refleurir ce coin de pays aux portes du désert de Judée et manifester leur allégresse, planter des arbres, abreuver la terre pour y cultiver la paix. Dans cette attente, Ibrahim enseigne à son petit-fils que là où les hommes ne parviennent plus à communiquer, ils érigent des murs. Mais le petit Abou sait déjà tout cela. Alors qu’il grandissait dans le ventre de sa mère, celle-ci avait planté avec les voisins près de la maison un bougainvillier majestueux à fleurs pourprées. Aujourd’hui l’arbre s'est épanoui, le mur s’y est installé, mais les branches fleuries tombent, généreuses, de chaque côté du colosse et Abou sait que l’arbre resplendit pareillement des deux côtés de la cloison, car ses racines plongent dans le cœur attendri de sa mère. La terre est porteuse de ce que les hommes veulent bien lui offrir affirmait Ibrahim. Abou a aussi compris que l’amitié n’a pas de langue ni de couleur. Elle s’exprime avec la liberté d’être des enfants de Dieu, peu importe les chemins empruntés. Son grand-père le lui rappelle souvent avant d’aller dormir.

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Les jours ont passé et le grand François a quitté la Terre de Jésus ; mais le mur de la division y est toujours! Et savez quoi? Alors que personne n’y avait prêté attention, le sage François a offert au jeune Abou un marteau de géologue afin qu’il explore la richesse minérale de sa terre et découvre les matières qui le composent. Et ce faisant, Abou a vite compris que son mur était fait d’un mortier dont les propriétés sont altérables et qu’il lui suffisait d’appliquer de petits coups soutenus pour le fragiliser. Ainsi, alors que la foule compacte était retournée chez elle, à travailler le bois d’olivier et la pierre, à boulanger, à ciseler le cuivre et l’argent, notre apprenti géologue, curieux et fin stratège fit d’abord un petit trou de quelques centimètres dans le mur, là où d’autres avaient laissé graffitis et paroles dénonciatrices.

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Un matin, au lever du jour, et soustrait des regards inquisiteurs des militaires, Abou parvint à ouvrir une brèche dans le mur et aperçut au travers, la lumière du soleil et l’œil médusé de son ancienne amie Dounia attirée par la vigueur sonore du petit chantier. Les deux familles avaient été jadis coupées l’une de l’autre. Quelle joie de se revoir ! Et Abou, avec l’aide se son grand-père, s’était empressé d’expédier au successeur de Pierre à Rome un fragment du mur qu’il avait percé afin qu’il sache que son amour pour Dounia était plus fort que la peur, la honte et la souffrance de sa famille.

vol. 119, no 4 • 15 juillet 2014

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