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LE ROUGE ET LE BLEU
La polarisation des visions de la laïcité au Québec
Note : L’auteur est politologue. Depuis 2019, il est adjoint au secrétaire général de l’Assemblée des évêques catholiques du Québec et secrétaire du conseil Église et Société.

Plusieurs visions de la laïcité de l’État coexistent au Québec. Il n’est pas exagéré de dire que ces visions s’affrontent dans les arènes politique, médiatique et universitaire.

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Sur certains enjeux, dont l’importance que l’État n’adopte ni n’impose aucune religion officielle, elles convergent. Sur les fins et les moyens légitimes de cette laïcité, dont l’interdiction du port de signes religieux par les employés de l’État et la possibilité de prier collectivement dans l’espace public, elles divergent parfois grandement.
LES CONCEPTS DE LAÏCITÉ ET DE LIBERTÉ

Ces visions sont portées par des acteurs sociaux – politiciens, chroniqueurs, fonctionnaires, chercheurs, militants, croyants, etc. – qui en font divers usages politiques, dans des configurations qui n’impliquent pas uniquement la question de la place des religions dans la société. Des analyses nuancées identifient plusieurs modèles de laïcité [1]. Cela dit, deux visions opposées semblent structurer le débat public contemporain au Québec. Elles font écho à deux grands courants de l’histoire des idées politiques, symbolisés par deux couleurs : le rouge et le bleu. Le premier courant a beaucoup insisté sur les libertés individuelles alors que le second a surtout cherché à protéger l’identité collective [2]. Cette grille d’analyse est simplificatrice, mais pour cette raison, elle permet de mieux saisir certains enjeux des débats récents et à venir, dans un contexte de polarisation des opinions.

LA LAÏCITÉ COMME VALEUR NATIONALE

Pendant trois siècles, les deux caractéristiques principales de la nation canadienne, puis canadienne-française, puis québécoise, étaient la langue française et la foi catholique, dans une Amérique du Nord très majoritairement anglophone et protestante. Il est frappant de constater que, dans les énoncés sur la laïcité de l’État depuis le milieu des années 2000, la laïcité en est venue à occuper la place qui était celle du catholicisme dans cette définition minimale de la nation. Dans sa forme la plus simple, c’est la vision bleue de la laïcité : suivant la sécularisation de la société au XXe siècle, elle fait d’un mode de gestion étatique du pluralisme religieux une valeur fondamentale de la nation [3]. L’une des versions de cette vision bleue est hostile à toute religiosité; on parle alors de « laïcisme ». Une autre se montre ouverte au catholicisme comme héritage culturel; on parle alors de « catho-laïcité ».

 

Ce cadrage nationaliste est élaboré dans un champ politique dont l’enjeu fondamental, aux yeux de ses partisans, demeure le conflit séculaire entre le Canada et le Québec. Ce conflit remonte au moins à la guerre de la Conquête, au terme de laquelle la Nouvelle-France passa aux mains du Royaume-Uni. Les régimes politiques de la Proclamation royale (1763), de l’Acte de Québec (1774), de l’Acte constitutionnel (1791), de l’Acte d’Union (1840), puis de la Confédération (1867) et du rapatriement de la Constitution (1982) ne seraient que la continuation de cette guerre par d’autres moyens, pour renverser le mot célèbre de Clausewitz sur la guerre, continuation de la politique [4]. Le Québec cherche depuis à accroître son autonomie, voire à devenir indépendant, pour s’émanciper et ainsi assurer sa survie. Ce grand récit joue un rôle primordial dans les débats sur la laïcité.

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TROIS REPOUSSOIRS : LE MULTICULTURALISME,
L’ÉGLISE D’ANTAN ET L’ISLAMISME

Selon la lecture bleue, le modèle canadien de gestion du pluralisme ethnoculturel promu par Ottawa depuis le premier mandat de Pierre Elliot Trudeau, le multiculturalisme, aurait pour effet, mais aussi pour objectif, de minoriser le Québec toujours davantage. L’approche rouge placerait toutes les cultures sur un pied d’égalité (plutôt que de donner un statut privilégié aux deux peuples fondateurs) et ferait primer sur les droits collectifs et les valeurs de la nation québécoise, majorité historique dans la vallée du Saint-Laurent, les droits et libertés des individus, identiques à travers le Canada. Ces droits sont protégés par la Charte canadienne des droits et libertés, document que le Québec a toujours refusé de signer et qui est interprété par des juges nommés par Ottawa. Du point de vue bleu, appliquer cette grille uniformément dans un contexte inégalitaire reproduira, voire accroîtra, les inégalités. Insister sur la laïcité et le modèle d’« intégration nationale » des nouveaux arrivants comme des éléments qui se distinguent d’abord et avant tout du multiculturalisme canadien, c’est donc rappeler que le Québec est une société distincte et qu’il souhaite le demeurer.

 

Pour les bleus, les accommodements pour motifs religieux sont perçus comme étant principalement demandés par des personnes appartenant à des traditions religieuses minoritaires, et plus particulièrement par des nouveaux arrivants. Ces accommodements sont étroitement associés au modèle multiculturaliste, figure repoussoir. Majoritaire sur son territoire, la nation québécoise devrait se protéger en refusant que ces minorités dictent le droit en vigueur au Québec. Cela justifie, aux yeux des bleus, l’usage de la disposition de dérogation aux chartes des droits, renommée pour l’occasion « clause de souveraineté parlementaire », lorsque la majorité parlementaire souhaite limiter les droits des minorités.

 

Nuançant parfois le récit moderniste de la Révolution tranquille comme sortie de la Grande Noirceur, mais l’adoptant néanmoins dans ses grandes lignes en confinant la religion au passé, au patrimoine, et en l’associant principalement à une forme de pouvoir aliénant plutôt qu’à une vision du monde légitime, l’approche bleue projette cette ligne du temps sur la surface du globe et perçoit une menace singulière dans les personnes croyantes nées ailleurs, qui affichent ici leur appartenance religieuse. Ces dernières risqueraient de « nous ramener dans le passé », nous qui aurions réussis à nous émanciper de la domination sans partage de l’Église catholique. La laïcité est alors perçue comme un rempart contre ce «retour en arrière», vers l’époque où des membres du clergé indiquaient en chair comment voter, selon le slogan « le ciel est bleu, l’enfer est rouge », et où les femmes étaient encouragées, sinon contraintes, à avoir plus d’enfants qu’elles le souhaitaient. Cette menace de « résurgence du religieux » prendrait aujourd’hui la forme de l’islamisme et fragiliserait surtout l’égalité entre les hommes et les femmes.

UNE MACHINE DE CODAGE BIEN RODÉE

Dans ce texte, je me suis fait le ventriloque de plusieurs propositions sans juger de leur véracité, ni rendre compte de toutes leurs nuances, pour les deux couleurs que je distingue. Cette méthode a pour but de faire entendre comment la laïcité est mise de l’avant, côté bleu, comme un moyen d’unifier la nation qui serait menacée simultanément par l’individualisme libéral et les communautarismes ethnoreligieux. Elle permet aussi de faire voir comment, côté rouge, cette vision est en retour perçue comme une menace à la paix sociale. En effet, l’action des partis et des commentateurs d’allégeance bleue est interprétée comme intensifiant et instrumentalisant la peur de l’autre, la crainte de disparaître et l’intolérance religieuse, en vue de gains électoraux (dans l’arène politique) et financiers (dans l’arène médiatique). La réponse du côté bleu consiste souvent à réaffirmer que les rouges sont naïfs, qu’ils sous-évaluent systématiquement le danger, qui est ultimement celui de la disparition de la nation québécoise. Dans un tel cadrage, face à une menace existentielle, la neutralité n’est pas une option envisageable. Rester silencieux, c’est s’allier au camp du plus fort. Le ton ne peut que monter, car la critique est pratiquement assimilée à une trahison.

 

Le contexte politico-médiatique dans lequel se déroule présentement le débat public sur la laïcité au Québec est donc fortement polarisé. Les mêmes voix se font entendre depuis longtemps et répètent souvent les mêmes arguments, au point où il peut sembler inutile ou trop risqué d’intervenir. Chaque prise de parole semble en effet destinée à être immédiatement codée « pour » ou « contre », « bleue » ou « rouge », en fonction du propos, mais aussi de la personne ou de l’organisation qui l’énonce. Si la grille de lecture binaire du rouge et du bleu est utile, ici, c’est précisément en raison de son caractère dichotomique et réducteur. Elle ne rend pas compte de la complexité des différentes visions de la laïcité qui peuvent être élaborées, sur le pan théorique, mais elle permet d’expliquer ce fait massif : le débat sur la laïcité se déroule en pratique dans une arène où l’enjeu principal, pour plusieurs, n’est pas la liberté de conscience et de religion, mais l’histoire et l’avenir d’une nation.

 

Ce contexte pose d’importants défis pour toutes les prises de parole, y compris pour l’Église pèlerine, en séjour au Québec, qui a longtemps été perçue comme l’institution-phare de la survivance de cette nation, et qui doit se soucier sans relâche, à la suite du Christ, du sort réservé aux plus vulnérables dans chaque société. En termes symboliques, pour nous déprendre de ce filet, peut-être nous faut-il méditer la croix rouge et bleue des Trinitaires, dont la fondation précède de peu celle des Frères mineurs! Les dernières années ont montré qu’une parole nécessaire, peu bruyante mais recevable, au Québec, est celle qui cherche à patiemment expliquer les réalités vécues par les personnes croyantes, car les débats se construisent souvent à partir de préjugés et de compréhensions parcellaires de la vie de foi. Commençons alors par dire qui nous sommes et ce en quoi nous croyons.

NOTES ET RÉFÉRENCES

 

[1] Voir l’ouvrage déjà classique de Jean Baubérot, Les sept laïcités françaises. Le modèle français de laïcité n’existe pas, Paris, éditions de la MSH, 2015. Au Québec, voir notamment Guillaume Lamy, Laïcité et valeurs québécoises. Les sources d’une controverse, Montréal, Québec-Amérique, 2015, ainsi que Jean-François Laniel et Jean-Philippe Perreault (sous la dir.), La laïcité du Québec au miroir de sa religiosité, Québec, Presses de l’Université Laval, 2022.

 

[2] Sur cette distinction, voir Yvan Lamonde et Claude Corbo, Le rouge et le bleu. Une anthologie de la pensée politique au Québec de la Conquête à la Révolution tranquille, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1999. Pour un usage politique récent, voir Étienne-Alexandre Beauregard, Le retour des Bleus. Les racines intellectuelles du nationalisme québécois, Montréal, Liber, 2024.

 

[3] Voir, par exemple, le préambule de la Loi sur la laïcité de l’État (2019) et la première partie du rapport du Comité d’étude sur le respect des principes de la Loi sur la laïcité de l’État et sur les influences religieuses, Pour une laïcité québécoise encore plus cohérente : bilan et perspective (août 2025).

 

[4] Ce renversement est présenté comme une clé de lecture de l’historicisme politique anglais du XVIIe siècle, que le libéralisme individualiste de Thomas Hobbes cherche à contrecarrer, dans Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France, 1976, Paris, éditions du Seuil et Gallimard, 1997 (cours du 4 février 1976). Pour une application au Canada, voir René Lemieux et Simon Labrecque, « L’État colonial canadien face aux récits identitaires québécois et autochtones », dans Reflecting on Identities and Cultural Frameworks in a Globalized World, sous la dir. Luis A. Abanto et Ana Maria Fernandez, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2018, pp. 109-127.

vol. 130, no 23 • Octobre 2025

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