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LA PAROLE LIBÉRATRICE

ESTELLE DROUVIN, COORDONNATRICE DU CSJR (Centre de services de justice réparatrice)

« Ne jette pas tes perles aux pourceaux », dit l’Évangile (Mt 7,6). Cela nous rappelle que la parole est sacrée. La donner et la recevoir suppose d’entrer dans un espace de confiance, d’écoute profonde et de réciprocité bienveillante.

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« Ne dis rien à personne… c’est notre secret », « Essaie de passer à autre chose et d’arrêter d’en parler », « Ne parle pas, sinon ça ira mal pour toi », « J’ai trop honte pour oser en parler », « J’ai peur de lui dire »…

La violence tue la parole! La violence des autres… et parfois ma propre violence intérieure… Celle qui enferme, qui isole, qui coupe le lien de vie, la relation… Le silence quand il est contraint et se transforme en secret toxique détruit !

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Nous avons tous des exemples en tête… Ils sont malheureusement légion dans notre monde.

UNE PAROLE QUI LIBÈRE ET RELÈVE

Le silence n’est pourtant pas toujours mortifère.

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Il est parfois heureux de se taire, de « garder » la parole en nous comme un trésor qu’on protège ou d’accueillir avec un silence respectueux ce qui peut nous être confié avec intensité.

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« Ne jette pas tes perles aux pourceaux », dit l’Évangile (Mt 7,6). Cela nous rappelle que la parole est sacrée. La donner et la recevoir suppose d’entrer dans un espace de confiance, d’écoute profonde et de réciprocité bienveillante.

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Comment choisir le moment, le lieu, les personnes pour libérer la parole… s’assurer de mon état intérieur et celui de la personne en face… pour que la parole devienne libératrice ?

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C’est toute la mission délicate de la justice réparatrice, celle d’accompagner des personnes dans ce don et cet accueil d’une parole qui libère et relève.

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Depuis 20 ans, le Centre de services de justice réparatrice (CSJR) crée des espaces de parole, des rencontres entre des personnes ayant été victimes de violences et des auteurs de crimes semblables.

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« J’ai besoin de dire ce que j’ai vécu, les conséquences que ça a eu dans ma vie », « J’aimerais être entendu⸱e, reconnu⸱e, compris⸱e », « Je désire exprimer mes remords et réparer », « Si mon témoignage pouvait éviter une récidive… », « J’ai envie de crier ! »…

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Les histoires blessées qu’on nous confie au CSJR sont particulièrement dramatiques (inceste, pédophilie, proxénétisme, meurtre, viols, violences physiques, abus de pouvoirs…). Toutes parlent de paroles enfouies et de bris de confiance.

Comme chrétienne, je suis touchée par ces blessures profondes au niveau de l’être qui peuvent nous couper de ce que Dieu a déposé en nous « dès le sein de notre mère », cette Parole incarnée qui est unique (spécifique à chacun et chacune), Celle qui nous relie à Lui, aux autres et à nous-mêmes, dans un mouvement trinitaire.

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La violence peut conduire au déracinement. Nous n’avons plus confiance, notre foi est ébranlée. Notre barque part à la dérive, loin du roc intérieur sur lequel nous nous ancrons pour traverser les tempêtes. Et cet exil de nous-mêmes est un chemin de mort car il coupe ce lien sacré qui nous relie intérieurement et extérieurement !

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SE METTRE EN MOUVEMENT

Se mettre de nouveau en mouvement, en ouverture, dans ce don et ce recevoir de la parole de l’autre, dans ce cœur-à-cœur d’écorchés qui cherchent à se réparer ensemble… c’est le chemin de l’exode, ce passage de mon lieu d’esclavage à ma terre promise, cette mise en route en Lui « le chemin, la Vérité et la Vie ».

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Respect de soi, de son rythme, de ce désir intérieur qui émerge… Ne pas se juger, ne pas se brusquer… Savoir s’accueillir dans ses peurs et ses hésitations… Trouver le moment adéquat qui permettra à la parole d’émerger de notre cœur profond et de l’accueillir dans la bonne terre, celle qui a été labourée et qui est prête à recevoir la semence.

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Lors d’une rencontre de justice réparatrice, je me souviens de cet homme incarcéré depuis tant d’années et qui regrettait tellement ce qu’il avait fait vivre à sa mère, de cette lettre qu’il lui avait rédigée il y a plusieurs années mais qu’il n’avait pas pu lui envoyer car elle était décédée… Et de cette mère, si souffrante de voir son fils régulièrement incarcéré, qui cherchait désespérément à le comprendre et qui ne savait comment l’approcher… Rencontre entre deux êtres souffrants et en chemin… Quelle libération que cette parole échangée entre eux, que cette lettre enfin lue et entendue comme si elle lui était directement destinée !

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Il arrive que les mots ne sortent pas… La parole trouve alors d’autres manières de jaillir, comme l’eau qui se fraye un chemin.

PAROLE ET CRÉATIVITÉ

Elle peut choisir de s’exprimer par la créativité. C’est ce que nous expérimentons dans nos ateliers d’art-thérapie ou encore dans nos rencontres détenus-victimes qui plongent dans la terrible réalité de l’inceste.  Comment nommer ce que j’ai vécu et ressenti alors que je n’étais qu’un enfant et que je n’avais pas les mots pour décrire l’ignoble? Permettre à l’enfant intérieur de s’exprimer par le dessin révèle parfois une vérité cachée dans l’inconscient qui a besoin d’être mise en lumière. Parler de ce dessin aux autres, et notamment à ceux qui s’apparentent à mon agresseur, c’est se voir reconnu dans ce qui est le plus honteux, c’est permettre au nœud d’être délié et à la parole de se libérer.

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La parole peut aussi choisir de s’exprimer par le corps. Nous l’avons vécu récemment, lors de la retraite « Germe de Justice » organisée par le CSJR avec la Communauté Atikamekw. Une cinquantaine de personnes, dont la moitié était autochtones, s’est rencontré durant une fin de semaine. Ce fut l’occasion d’aborder avec humilité et responsabilité les blessures coloniales, dont celles des abus dans les pensionnats autochtones et les enlèvements d’enfants. C’est par le mime que nous avons exprimé ces blessures. Nous avons été invités, par nos frères et sœurs Atikamekw, à former un cercle représentant des enfants, protégé par deux autres cercles, celui des parents et des aînés. Quand un prêtre est venu les enlever en brisant les autres cercles, cela a libéré les cris et les pleurs. Puissance de ressentir dans tout notre être ce que l’autre a vécu. Reconnaissance et prise de responsabilité. Intensité des émotions partagées. Le cercle recréé n’était plus le même, il avait le goût de communion.

JOIE DE LA PAROLE LIBÉRÉE

Joie qui jaillit de la parole libérée! Nous en sommes témoins au CSJR depuis tant d’années. Visages plus lumineux, voix plus assurée et posée, souffle plus profond, posture plus droite et en ouverture, regard qui ne fuit plus… Pourrait-on parler de Transfiguration ?... Peut-être… Une chose est sûre : des vies sont transformées, un peu à la manière de la rencontre de St François et du lépreux. J’en suis convaincue, la Vérité, accueillie avec Amour, nous rend libre. Alors que notre Parole s’enracine dans la Vérité de notre être !

vol. 127, no 2 • Juin 2022

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